
Les artistes arabes agencent l’art du XXIe siècle
par Siegfried Forster
Y a-t-il une nouvelle peinture, un nouvel art qui pousse après le printemps arabe ? Regardons ce qui émerge actuellement à l’horizon des artistes arabes nous répond l’exposition Traits- d’union. Paris et l’art contemporain arabe à la Villa Emerige à Paris. Jusqu’au 12 novembre nous attend un éventail exquis de 16 artistes, nés ou travaillant au Maroc, en Algérie, en Syrie, au Liban, en Egypte ou en Palestine.
Il y a cette petite fille souriante en robe bleue qui nous intrigue avec des tout petits pieds bizarres. C’est une des Worrier women (femmes anxieuses) de Nermine Hammam. La toile

s’avère être une photographie numérique qui fait deux mètres de haut. Elle est truffée d’indices. Pour Pascal Amel, commissaire de l’exposition Traits d’union. Paris et l’art contemporain, l’œuvre ne représente pas moins que l’art du 21e siècle. « Nermine Hammam est une artiste égyptienne qui vit à présent à Paris. C’est une œuvre qui fait référence à Oum Kalsoum, la diva absolue du monde arabe. Elle est auréolée d’un nimbe qui rappelle celui d’un saint du christianisme byzantin ou catholique. Vous avez deux serpents qui sont au-dessus de son épaule qui sont directement une référence à l’Egypte pharaonique. Vous avez sa robe constituée d’un motif typiquement arabesque qu’on pourrait trouver dans la peinture islamique. Il y a des bouts de phrases en persan d’un grand poète. Ces pieds sont cernés par des ailes faisant référence au dieu Hermès grecque. Le tout dans une photographie qui est numérisée, qui est agencée numériquement et qui a des effets de peinture. »
Une nouvelle unité
Dans l’exposition, il y a beaucoup d’artistes qui travaillent à partir de fragments pour constituer une nouvelle unité et donner un sens global. Taysir Batniji, né à Gaza, aligne 26Watchtowers (miradors) en noir et blanc dans la tradition de la photographie neutre des bâtiments industriels

captés par les Allemands Bernd et Hilla Becher. Le Libanais Ayman Baalbakiaccroche notre regard avec Al Mulatham(2011), les yeux sombres d’un combattant anonyme camouflé dans un keffieh rouge qui contraste avec les jolies fleurs qui l’entourent. Dans ses « théâtres de corps », la Syrienne Laila Muraywid sculpte la violence intime et muette qui est omniprésente dans son travail. L’installationLe Mariage (2011) montre deux bras arrachés et se situe « entre l’amour et la guerre. C’est toujours le corps de la femme qui est l’endroit où le combat se passe. Dans le monde arabe, mais aussi ailleurs. »
Ce champ de tension entre fragments et unité est la spécificité de ces artistes contemporains du monde arabe avec leur lien privilégié avec la France. « Ce que je vois comme novation c’est la capacité d’unir ce qui est d’habitude séparé, avance le commissaire Pascal Amel. Par exemple, il y a une présence du corps très grande. En même temps cela n’empêche pas d’articuler le spirituel. Vous avez des choses tragiques, des œuvres qui sont en références à des drames, que ce soit à Beyrouth, soit en Egypte… mais il y a aussi une dimension ludique voire drolatique. »
« Inter-visions »
Hicham Benohoud, né en 1968 à Marrakech, vit et travaille depuis cinq ans entre la France et le Maroc. Le « trait d’union » de l’exposition, il le réclame aussi pour son travail et son identité. « La France c’est un pays qui m’a accueilli, qui m’a donné l’occasion de montrer ce que je fais. C’est le pays où je comprends un peu ce qu'est la liberté. Cela m’aide aussi dans ma création. » Benohoud avait fait un tabac avec une série d’autoportraits nus avant de présenter uneVersion Soft, des mises en scène photographiées où il s’encage et bascule vers l’autodérision. En 2010, il crée des Inter-visions, une coupe transversale de son corps, une grande coque creuse. « Je symbolise l’identité avec l’autoportrait. C’est une prétexte pour parler de la situation en Maroc que ce soit la situation sociale ou politique ou religieuse. Je porte un regard critique sur ma société sans la décrire ou dénoncer d’une manière descriptive. Je la symbolise avec des objets qui étouffent le corps, avec des objets qui empêchent le corps de s’exprimer, de regarder, de sentir. »

Un printemps arabe de l’art contemporain ?

Munis de leur propre vocabulaire artistique, ils ont inventé une « grammaire » internationale de l’art contemporain qui résiste au bouleversement du printemps arabe et qui mettra fin à l’orientalisme dans l’art contemporain. « Aujourd’hui, on ne se demande plus si les artistes arabes sont au niveau, résume Pascal Amel.Ils sont en train d’inventer un nouvel art, parce qu’ils agencent. Ils ont capté ce qui l’intéressait dans l’Occident et ils le mixent avec leur propre culture. Cela crée des nouvelles images. C’est un peu l’inverse de ce qui s’est passé au début du 20e siècle, quand Matisse, Kandinsky, Paul Klee… allaient en Orient et en ramenaient la modernité. Cette fois, ce sont les « Orientaux » qui regardent l’Occident et qui créent un nouvel art. »