x

                                                                      memoria 75                                                                   

Moi, bourgély, déclare n’être responsable de rien, sinon d’être mis dedans. Tout ce qui s’est déclenché depuis me concernant, est pur hasard. Je réfute à quiconque le droit de me juger. De me regarder avec le coin de l’œil. Ou même de manifester une quelconque sympathie. Moi, bourgély. J’ai mis les pieds dedans. Les chaussures dehors, presque nu, mais je ne le savais pas. Ma chair était poudre et mon âme était canon. En 1975, je commençais à vouloir regarder. Et on m’a fermé les yeux. 39 ans après. J’ai ressenti le besoin de les rouvrir. Pour moi et pour toute une génération. Nous n’y sommes pour rien. Soufflez sur nos visages, nous avons raté notre jeunesse.
Le bus était la tombe de notre innocence.
Et le dos de la main, l’épitaphe de nos plaintes.

CEUX QUI SONT MORTS
Tu n’as rien vu à Hiroshima.
Mais évidemment que je n’ai rien vu à Hiroshima. Moi, je suis né à Aïn El Remmaneh. Quand Beyrouth était. Hiroshima faisait partie de l’histoire ancienne.
Notre enseignant en histoire et géographie, Khodr Nassar que je crois décédé depuis, ou tué. Mort naturelle à l’époque. Mort démocratique, sans conflits sociaux ni lutte de classes. Bref, notre enseignant nous avait parlé d’Hiroshima, surtout, pour nous ouvrir les yeux sur la cruauté des Yankees, comme il disait. Mais, c’était quelqu’un de bien. Il me mettait souvent des plus trois, même des plus cinq pour le dessin d’une carte d’Afrique ou d’une carte de l’Union soviétique remplie de rouge vif comme couleur dominante. Il me disait que j’avais tout compris et que j’irais loin. Il ne savait pas que vraiment j’allais partir loin, mais plutôt par la distance que par la carrière politique.
Mais Hiroshima rattrape toujours ses victimes. Beyrouth aussi. Elles leur déforment les rêves et aspirent leur vitalité. J’étais témoin et je ne l’étais pas.
Je n’ai pas été à Hiroshima. Rue Ghandour Semaan était ma rue. La maison aux goyaves… et aux grenades.

Il s’appelait Abdo El Hajj. Sa place était sur le même banc que le mien. On s’amusait comme des fous pendant la récréation. C’était l’année de mon brevet. L’année 1975. Je n’avais pas beaucoup d’amis. Quelques-uns, un nombre très restreint. Lui, voulait changer le monde, débarrasser le pays de ses ennemis et lui redonner sa fierté. Six mille ans d’histoire, ce n’est pas rien. De quoi être fier et même supérieur. Lui, il avait à peine quinze ans, comme moi. Mais lui, avait quinze ans et six mille en plus. Et… avait un pistolet qu’il cachait dans un bouquin. Il disait que c’est sa meilleure leçon et que c’était son premier pistolet. C’était aussi son dernier. Premier round et Abdo ne revient plus prendre sa place. Il en avait pris une, dans je ne sais quel cimetière à défier Dorian Gray et à m’enfoncer une balle dans mon Candide à moi. Mon Candide qui n’avait jamais quitté son cocon auparavant.
Maintenant je me rends compte combien la déprime était cruelle. Cruelle, car sans fond. Elle t’engloutit et devient ton seul camarade. Ni les bons souvenirs, ni Khodr Nassar.
C’est la fin de vie avant la mort.

Mais, ce n’était pas la première confrontation avec cette notion de fin de vie. On nous disait que c’était le début d’une autre vie. C’était à vérifier.
La mort n’avait encore pris aucune personne que je connaissais. A part mon père. Mais lui, je ne le connaissais pas. Il avait simplement une moustache. Et puis ça faisait longtemps qu’il était parti. A 28 ans, on ne meurt pas. On n’a jamais existé. Sartre disait que son père l’a fait au galop. Le mien a chevauché un peu plus.   

Mon premier mort. Celui-là n’avait même pas de nom. Mes parents connaissaient son nom. Pas moi. Mais le jour de son enterrement, c’était quelques mois avant le 15 avril 1975 et, avant de l’enterrer, comme c’était la coutume à l’époque, on avait fait une procession et fait visiter une dernière fois le quartier au mort. Nous avions entendu qu’on avait trouvé un des voisins pendu chez lui. Un suicide, on chuchotait. Longtemps après, j’ai compris pourquoi on chuchotait. Si l’Eglise avait su, il ne serait jamais entré dans une église et on n’aurait jamais prié pour son âme. Parce qu’il aura déçu le Seigneur en dédaignant le don qu’Il lui avait fait et en se donnant la mort et en lui rendant son âme. Il n’avait pas le droit de s’en acquitter. Personne ne dira mot, même pas le prêtre qui était, je le suppose maintenant, le premier mis au courant. Il ne voulait peut-être pas prendre cette responsabilité et tant que personne n’aura su, même pas le Seigneur si lui n’ouvre pas la bouche, l’affaire passera et le bon chrétien le restera.
Le cortège venait du bout de la rue fermée par les gendarmes. Il faisait beau. Je crois que c’était le printemps. Nous sommes montés sur le toit pour regarder. Un de mes deux frères et moi. Le cercueil passait devant la maison. Sous mon regard curieux qui voulait savoir à quoi ressemble un mort, s’est présentée une rose rouge plantée dans la bouche du malheureux, (là à l’instant, je me rappelle qu’il s’appelait Joseph) lui cachant une bonne partie du visage, dégageant une odeur âcre de cruauté qui avait failli me placer à côté du défunt. Un vertige et une nausée.
Je crois que la guerre pour moi avait commencé.
Il y aura des morts sans roses. Et tant mieux. Khodr Nassar aura aimé la rose rouge. Pas moi.
 

Ce 13 avril. Il faisait beau. Le rendez-vous avec d’autres “ados” était à l’entrée de Chiyah, cinéma Dounia. Il y avait un film français avec des filles, seins presque nus sur l’affiche. On avait pris ce rendez-vous, je crois vers 13h00 ou 14h00. L’âge adulte avait envie de commencer.
Mère et grand-mère préparaient le déjeuner. Un beau dimanche ensoleillé.
Des coups de feu. Le quartier se dirige vers le miroir (el mreyé).
 

Deux jours plus tard, un enfant a susurré : Maman, j’ai peur.
Mais non, c’est un « départ ». Rassure-toi. El l’enfant s’est rassuré.
 

Si un enfant meurt et ne sait pas encore parler, comment il fait au ciel pour parler ? Est-ce que l’âme grandit ? demanda ma fille, il y quelques jours, à sa mère.
Bien sûr que oui. Répondit ma femme.
Alors, quelle est la couleur de l’âme ?
 

CEUX QUI ONT SURVÉCU
Madame Khoury n’a pas survécu. Balle dans la tête. Jean Koutani non plus. Dans la veine fémorale.
Im Mitri n’a pas survécu à la mort de Mitri, touché par la balle d’un sniper. On disait qu’il était en voiture sur un pont quand la « coïncidence » est arrivée.
Malchance. Le quartier était indigné. Malchance.
Ceux qui ont survécu n’avançaient que par les pas. Ces pas, qui parfois nous devancent sans leur connaître une destination. Ou qui reculent. Elles sont la mesure du monde. Les sentiers de la destinée.
Un pied se déplace et puis plus rien. La résonance est dans la tête. Une grosse araignée sans scrupule, profite de l’instant perdu. Déloge des souvenirs et tisse une toile d’amnésie tout autour.
« Il suffit de fermer les yeux. C’est de l’autre côté de la vie. » Céline
 

CEUX QUI SONT PARTIS
« J’ai vu ce matin une jolie rue dont j’ai oublié le nom
Neuve et propre du soleil elle était le clairon » Apollinaire
Le bateau s’éloignait de la côte. Six mille ans de distance. Plus jamais.
Mais, plus le bateau s’éloignait, plus les rues et leurs gens s’engouffraient dans la mémoire. Se comprimaient à devenir trace dans chaque cellule.
Plus jamais.
Jamais la séparation n’aura été si déchirante. Une pluie de poudre a recouvert la mémoire. Si partir, c’est mourir un peu, partir en s’interdisant de revenir, c’est mourir pour de bon.
Le bateau a chaviré depuis et déversé ses souvenirs dans l’humeur matinale de l’œil. Le réveil n’est plus le commencement d’une journée. N’est plus que l’acte machinal du cours des choses.
Faut partir pour savoir. Mais une fois sue, la réponse n’aura plus de question.
Derrière tonne le canon. En face, le vacarme de l’oubli.
« Je veux allumer un feu pour voir la lune ». Est-elle la même partout ?
  

CEUX QUI SONT RESTÉS
« Vienne la nuit sonne l’heure
Les jours s’en vont je demeure » Apollinaire
Revoir les mêmes visages et se plaindre de la gravure faite par le temps. A la pointe sèche et en taille douce.
Qui dans la rue, qui sur son lit, les caveaux n’attendent pas trop les visiteurs.
Ceux qui sont restés ont fait de l’attente une raison. Une chaise au milieu d’une ruelle. Un père, une mère et un chemin gravé dans le ciel. Par un regard qui en dit long. Et qui ne dit plus rien.
Ceux qui sont restés ne voient plus que les peaux cramoisies. Se demandent tous les jours, quel âge ils peuvent avoir. Aucune indication. Aucune référence dans la mémoire. Car le temps est devenu une notion à ne pas aborder. Il passe et fait fuir avec lui toutes les salles d’attente. Car aucun regard n’a réussi à revenir.

CEUX QUI N’ONT JAMAIS EXISTÉ
« Qui aimes-tu le mieux, homme énigmatique, dis ? ton père, ta mère, ta sœur ou ton frère ?
– Je n’ai ni père, ni mère, ni sœur, ni frère.
– Tes amis ?
– Vous vous servez là d’une parole dont le sens m’est resté jusqu’à ce jour inconnu. » Baudelaire
Ils sont partis avant. N’ont jamais eu de descendance. Le linge est resté immaculé. Les habits non commandés. Mitri est parti avant. Jean aussi. Abdo. Freddy ………………………………………………..
Personne n’a jamais existé par eux.
Et dire qu’ils sont partis pour que vive le Liban. Une phrase sur un bout de papier. Un visage écrit avec une encre effaçable dès la première pluie.
Les traces des pneus ont rendu aride le chemin de la vie. Ce bus a emprunté ses pneus à nos yeux et marqué à jamais notre front par l’empreinte d’Abel. Seul Caïn se souvient en serrant une poignée de terre dans sa main. Terre non fertile.
Ils n’ont jamais existé.

 De quoi parle-t-on ?
« Nous ne voulons plus que les causes soient des péchés et les effets des bourreaux. » Nietzsche
 
LE VISAGE
Anonyme. Le masque cache le vrai visage. Il est de toutes les couleurs, mais de la même matière. Immuable. L’origine est de poudre blanche. De plâtre éteint.
Translucide car impassible. Laisse transparaître des actions dont il n’est pas responsable.
Le visage est fait de mort inattendue, bien qu’évidente. De matière amorphe qui a pris forme sous des mains anonymes.
Ce visage, je l’ai trouvé et puis, plus aucun souvenir. Il n’est personne et toutes les personnes. Il est créé par l’instant où il a été trouvé. Il est là par le simple fait d’exister. Il est là tout simplement. Son créateur ne soupçonne même pas l’existence. Le masque subit son visage.
Il s’est reproduit en 23 avatars et un regard.
Que celui qui le reconnaît, ne se manifeste jamais. Qu’il se tait par décence, car son nom ne sera jamais prononcé.

LA CAISSE DE MUNITION
L’originale est réelle. Par elle, le vécu a été imposé et le non vécu. Elle accueille la partie désolante de la mémoire. Les images de l’anéantissement. Le retour à l’état initial. Cendre.
Les 23 autres sont de couleurs différentes. On ne choisit pas. On subit.
Cache secrète d’un événement inévitable. Dedans, la mémoire est façonné avec de la poudre. Étincelle qui grille un souvenir.
« Il s’en suit que presque chaque homme n’apprend à se connaître que par rapport à sa force d’attaque et de défense. » Nietzsche

LES ÉLÉMENTS
« Comment s’étaient-ils rencontrés ? Par hasard, comme tout le monde. Comment s’appelaient-ils ? Que vous importe ? D’où venaient-ils ? Du lieu le plus prochain. Où allaient-ils ? Est-ce que l’on sait où l’on va ? …» Diderot, Jacques le fataliste et son maître.
23 éléments d’origine et 23 éléments de transformation. Qu’as-tu fais de ta vie après ? Ton idéal est-t-il construction ou cendre ? Désintégration ou regroupement ?
Le choix est-t-il un véritable choix ou bien un choix à partir de ce qu’on a ?
Et ce qu’on a, est-ce qu’on sait d’où il vient ?
Une fois transformé, le résultat devient l’état initial qui n’aspire qu’à se transformer. Quel est l’état définitif ?
L’encre aspire à la parole comme la terre à la vie. Que feras-tu de ta vie.

LES MIROIRS
Je me vois. Tu me vois. Je te vois. Tu te vois.
Je vois ton visage. Tu vois ma tête par derrière.
Je vois ta tête par derrière. Tu vois mon visage.
A travers un miroir.
Il se voit… visage d’un autre. Son propre visage.
« Nous voyons maintenant à travers un miroir, en énigme; mais alors nous verrons face à face. Maintenant je connais en partie; mais alors je connaîtrai comme je suis connu. » I Cor 13,12

LES RÉACTIONS
Je m’avance masqué, disait Descartes. Nous avançons incrédules, dis-je.
La réaction est inattendue. Les deux indices d’une déflagration sont imprévus. Qui déclenche la lumière et qui émet le son ? Ce qui se passe après est un instant trouble. A quel événement réagit le destin ?
« Quoi qu’il fasse, qu’il s’en aille courir au loin, qu’il hâte le pas, toujours la chaîne court avec lui. C’est une merveille : le moment est là en un clin d’œil, en un clin d’œil il disparaît. Avant c’est le néant, après c’est le néant, mais le moment revient pour troubler le repos du moment à venir. Sans cesse une page se détache du rôle du temps, elle s’abat, va flotter au loin, pour revenir, poussée sur les genoux de l’homme. Alors l’homme dit : Je me souviens.» Nietzsche.
Tous sont morts pour que vive le Liban. Ceux qui sont morts. Ceux qui sont tués. Ceux qui se sont tués. Et ceux qui ont tué.
Je me souviens, moi aussi.
Comme se souvient l’homme.





Nous autres, artistes fainéants. Troubadours déchus. Nous empruntons à l’oiseau, non ses ailes, mais son envol. A la tortue, non sa carapace, mais son sentier. Et à la pierre, non son poids, mais sa trace. Nous sommes la trace du temps. Nous sommes le souvenir déçu de notre avenir.





 
 bourgély - memoria 75 - 2014